15
OCT
2015
Chers amis,
Pour construire un théâtre, de nos jours, il faut avoir l’âme chevillée au corps. L’argent est rare. La culture est risquée. Les consoles, les joysticks, les écrans, ont tout remplacé.
Comme si cela ne suffisait pas, dans notre département, depuis six mois, la mode est au rabot et aux ciseaux. Pas ceux d’Anastasie, mais ceux d’Harpagon. Diminutions de subventions, ajournements de travaux, projets galvaudés, à Evreux, à Vernon, à Gisors, on ferme les lieux de mauvaise vie, les festivals douteux, les chapiteaux toxiques qui abritaient danseurs, musiciens, poètes, chanteurs, cinéastes et comédiens. Valeurs, débats, idées, on assèche. On dessèche. On étouffe. On estourbit. On organise méthodiquement le désert intellectuel. Allumer un projecteur serait un luxe, monter sur des tréteaux une maladie, ouvrir un micro un danger. La glaciation culturelle qu’annonce le Front National ne fait que commencer, mais, dans les esprits, le froid déjà pourrait s’installer à Lille, à Marseille, à Rouen quand on parle d’Europe, de RSA ou de migrants…
Nous sommes donc très heureux pour Val-de-Reuil, ses voisins et son agglomération, pour l’Eure et la Normandie, basse et haute désormais unifiées, que s’ouvre une salle de cette dimension, 550 fauteuils à pleine jauge, une scène de belle taille, 20 mètres sur 14, réellement et spécifiquement dédiée au spectacle vivant. Une seule interrogation comme une angoisse : combien de temps faudra-t-il attendre avant que cela se reproduise ?
Mais il faut être franc. Notre courage est moins grand qu’il n’y paraît. Nous ne pouvions faire autrement. A l’origine de la création de l’Arsenal, il y a une contrainte très simple à expliquer. Notre vieux théâtre, notre bon théâtre, notre brave théâtre des Chalands n’en pouvait plus. Comme des centaines de spectateurs, venus d’ici et plus souvent d’ailleurs, de Paris ou de Rouen, comme bien des artistes, des acteurs et des auteurs, j’ai aimé la proximité, la modestie, la convivialité de cette salle qu’avaient animée Albert Amsallem et Benoit Geneau, mais elle était à bout de souffle. Abimée, limitée, fatiguée, déjà à la fin du siècle précédent elle ne répondait plus aux critères élémentaires de confort, d’accueil et de sécurité. Même les gradins d’Epidaure paraissaient moins ruinés.
Voici six ans, le verdict de l’ANRU est tombé : la coque des Chalands, enserrée dans le béton armé de la dalle et des parkings de la Ville, était irrécupérable. L’agrandir aurait été à la fois une folie budgétaire et un défi urbain. Une autre solution est apparue, plus complexe, mais plus maline, beaucoup mieux financée par l’Etat, la région, le département que je remercie d’y avoir consenti. Jean-Louis Destans, Alain Le Vern, Nicolas Mayer-Rossignol ont été épatants. D’un côté, les Chalands pouvaient devenir la maison des associations dont nous manquions. De l’autre, une friche existait devant la mairie, au bord de la route des falaises : celle d’une ancienne caserne de pompiers qu’il aurait fallu, en toute hypothèse, réhabiliter ou détruire. Avec une meilleure visibilité, avec une plus grande centralité, le nouveau théâtre pouvait s’y établir à moindre frais. Comme le « brigadier » lorsque le rideau se lève, d’une pierre, nous avons frappé trois coups. En un seul budget, nous avons réalisé, comme autrefois avec l’école de musique et le collège Alphonse Allais, trois opérations pour une ce serait cher, pour trois donné.
Mais la détermination ne suffit pas. Il y a dans la tragédie comme dans la comédie un peu de mystère et beaucoup de magie. Un hangar banal ne conviendrait guère à Prospero, ni à Titania, à Vladimir et Estragon, au Ferdinand de Philippe Caubère, aux arts florissants ou à Carolyn Carlson. Les muses n’auraient que faire de quatre murs tristement surmontés d’un toit. Il fallait qu’au plâtre et au ciment, on mêle de l’intelligence et de la beauté pour paraphraser Jack Lang qui, d’un mot, comme Fleur Pellerin, m’a dit de vous saluer.
Pour construire un théâtre, on doit, en effet, convoquer des compétences et des sentiments qui sont aux antipodes du cerveau d’un élu. Nous avons cherché un honnête artisan. Jean-François Bodin, architecte de la renaissance récente du musée Picasso, de la Cité de l’architecture, du Château des ducs de Bretagne et du Palais de Tokyo, de Matisse à Nice et de Granet à Aix, sans parler d’Arles et de Vence, de Cambrai et Tourcoing, si on voulait bien oublier qu’il arborait une barbe fleurie, portait des costumes de jardinier et avait un sévère penchant pour la tabagie, rassemblait toutes les qualités nécessaires – inspiration, précision, expérience – et d’autres encore, parfois un peu surannées, délicates, subtiles et essentielles comme la bienveillance, la gentillesse et la courtoisie. A mes yeux, il était l’homme idéal pour mener à bien cette entreprise. Son trait a été ferme. Son dessin virtuose. Son apport immense. Comme à son équipe, à Mercédès et à Hamid, comme à Ducks Scéno, nous lui avons fait entièrement confiance. Nous ne le regrettons pas. Le rouge des fauteuils, la ligne du balcon, les éclairs des néons, le noir de la cage de scène, les rampes des escaliers, la clarté des ouvertures, la douceur du foyer, la parfaite acoustique, les courbes de bois qui se chevauchent en façade, le blanc limpide des circulations, le parvis éclairé, la tôle écarlate qui protège du temps, du bruit et des vents, nous sommes ici dans ses lignes, dans ses matériaux, dans ses couleurs, dans ses volumes et nous y sommes bien. Il est le grand homme de ce bâtiment que des entreprises rolivaloises comme De Biasio, Carelec ou l’agence locale de SPIE, de l’Eure comme Joly ou Morin, rouennaises comme Tofolutti, normandes comme Baudin de Chateauneuf ou la Fraternelle de Lisieux, sous la houlette conjuguée de Pierre-Antoine Aurières et d’EAD, ont su édifier.
Pour construire un théâtre, il faut aussi avoir une vision. Là encore, le suffrage universel en nous sélectionnant, a fait de nous plus souvent des handicapés que des surdoués, question d’imagination. Nous sommes happés par la dictature d’un quotidien très ordinaire, par l’étourdissement de ce que Claudel appelait « les travaux ennuyeux et faciles ». Ils sont l’honneur de nos mandats. Ils ne sont pas un passeport pour l’originalité. Il a donc fallu nous aider à rêver. Un couple étrange s’est formé pour que ce théâtre soit dirigé. A ma gauche, Dominique Boivin, danseur et chorégraphe de métier, poète, héros et fantaisiste, implanté depuis longtemps sur l’Ile du Roy et dans les cœurs de bien des rolivalois. Il a été le dieu lare du dancing. Après celle de la danse, nous attendons qu’il écrive « l’histoire » de ce théâtre « à sa façon », qu’il nous transporte de manière « exceptionnelle », que, avec ou sans « travelling », il soit « en piste ». A ma droite, Jean-Yves Lazennec, celte adopté par Stella et Kallisté, passé par Nanterre, la comédie de Caen et le CDN de Saint-Etienne, qui fit briller la conférence de Cintegabelle en mettant en scène Roland Bertin, navigua entre Sénèque, les polyphonies et Pessoa, s’enracina avec Kleist et Tchékhov. Il a fait vivre le festival côté jardin. Tous deux connaissent leur mission. Elle est de service public. Se rapprocher de ces publics qu’on appelle éloignés, tisser des liens avec les acteurs culturels publics ou privés de la grande région, opéra, scènes nationales, troupes locales, créer un réseau, faire de ce bâtiment un lieu de vie, de dialogue et de connaissance, accueillir et créer du théâtre, de la musique, de la danse, donner résidence et asile à toutes les formes de spectacles vivants, participer à sa manière à la défense de la laïcité, à la cause des femmes, à la lutte contre le racisme et l’antisémitisme, à la solidarité entre les peuples, favoriser lectures et petites formes, prolonger et perpétuer le festival des petits loups et les soirées du caméléon. Ils y parviendront. Ils vous le prouveront. J’espère qu’il y aura de grandes querelles, celles des anciens et des modernes, de belles babilles comme celle d’Hernani. Ils auront pour cela les moyens du conventionnement avec l’Etat et de la région qui ne sont pas des partenaires d’un jour et dont il faut souligner l’engagement. Ils recevront le renfort de sponsors que je remercie vivement.
Deux mots pour conclure. Le premier est politique. Ne vous y trompez pas. Tout comme la pipe de Magritte, ce théâtre n’est pas un théâtre. C’est un piège à mixité sociale et le terreau du développement démographique. C’est un outil pour rendre compatible avec l’aménagement d’un territoire, l’égalité des chances et la justice sociale indispensables à ses habitants. Selon le plan savant ourdi par le meilleur des experts ès renouvellement urbain, Fabrice Barbe, avec la gare, les ateliers techniques, une future crèche et la maison du département, à laquelle s’adjoindra peut-être un jour celle des services publics, il va d’un côté, à l’Est, structurer un nouveau quartier, des parcs, 300 maisons et appartements qui, sans lui, n’auraient pas pu être créés et de l’autre, à l’Ouest, inciter le Foyer Stéphanais et Eure Habitat à réhabiliter les cent logements du Mail et les cent du Parc. Une ville ne peut rester pétrifiée 40 ans seulement après sa naissance. Elle doit avancer, progresser et changer. C’est le principe de la vie. A chaque décennie ses monuments comme des repères pour étalonner les distances et les générations. Comme le stade Jesse Owens, comme le commissariat, comme la Cyberbase comme l’école Louise Michel, comme les dizaines de bâtiments que nous avons érigés à Val-de-Reuil en 15 ans, le théâtre de l’arsenal est un petit caillou blanc sur la route de la Ville Nouvelle. A ceci près qu’un théâtre, c’est à la fois une usine et une église. Il va nous aider à grandir, à vivre et à exister.
Un souvenir privé enfin pour vraiment finir. Mon grand-père était un représentant de cette bourgeoisie qu’on appelle de talents parce qu’elle est sans la moindre fortune. Agrégé, normalien, il a, le premier, compris et analysé Sartre et Céline. Il me disait : « apprends, la pire des mises-en-scène est toujours une lecture ». Mon père entre autres occupations fût longtemps critique dramatique. Il me disait : « écoute, la pire des interprétations est toujours une leçon ». Ma mère fut comédienne au Théâtre du Soleil. Elle me disait : « applaudis et respecte, la pire des représentations est toujours du travail ». Jean-Claude Bourbault, mon ami, l’adjoint à la culture de notre Ville, les a connus tous les trois. Parce que aujourd’hui je les aime et les comprends, je souhaite que, grâce au Théâtre de l’Arsenal, que le flambeau soit transmis, qu’une jeune fille arrive à vaincre sa peur, monte sur les planches et, là , devienne Andromaque ou Pietragala, Pina Bausch ou Bérénice, qu’un garçon parvienne à trouver sa voie, s’élance des loges et, ici, devienne Noureev ou Pierre Niney, Nijinski ou Louis Garel. Alors nous aurons réussi. Merci à tous.