14
JUIL
2014
Pour montrer comment des alliances secrètes, des ententes souterraines, démocraties contre empires, par automatisme, par égoïsme et volonté de puissance, presque par inadvertance, peuvent déclencher une guerre et saigner des peuples, Emmanuelle Martin a lu au Monument Mémoire & Paix cet extrait du « Monde d’hier », de Stefan Zweig. Un texte à partager.
Même sans la catastrophe qu’il déchaîna sur l’Europe, cet été de 1914 nous serait demeuré inoubliable. Car j’en ai rarement vécu de plus luxuriant, de plus beau, je dirais presque de plus estival, jour après jour, le ciel resta d’un bleu de soie, l’air était doux sans être étouffant, les prairies parfumées et chaudes, les forêts sombres et touffues avec leur jeune verdure. Aujourd’hui encore, quand je prononce le mot été, je ne peux que songer involontairement à ces radieuses journées de juillet que je passai à Baden, près de Vienne. […] La veille de ce 29 juin, en clairs vêtements d’été, joyeuse, insouciante, la foule affluait dans le parc devant le kiosque à musique. La journée était douce ; le ciel sans nuages s’étendait au-dessus des larges couronnes des châtaigniers, et c’était un vrai jour à se sentir heureux. Les vacances approchaient pour les adultes, pour les enfants, et avec ce premier jour férié de l’été, c’était comme s’ils aspiraient par avance tout l’été avec son air plein de félicité, son vert nourri, son oubli des soucis quotidiens. J’étais assis à l’écart de la foule du parc et lisais un livre — je me souviens que c’était Tolstoï et Dostoïevski, de Merejkovski —, je le lisais avec une attention concentrée. […] J’interrompis involontairement ma lecture quand soudain la musique se tut au milieu d’une mesure. […] Instinctivement, je levai les yeux de mon livre. La foule qui se promenait entre les arbres comme une seule masse claire et flottante semblait elle aussi se transformer ; elle aussi interrompait subitement son va-et-vient. Il devait s’être passé quelque chose. Je me levai et vis que les musiciens quittaient leur kiosque. Cela aussi était singulier, car le concert durait d’ordinaire une heure ou plus. Il fallait que quelque événement eût provoqué cette interruption. En m’approchant, je remarquai que les gens se pressaient en groupes agités devant le kiosque à musique autour d’une communication qui, de toute évidence, venait d’y être affichée. C’était, comme je l’appris au bout de quelques minutes, la dépêche annonçant que Son Altesse impériale, l’héritier du trône François-Ferdinand et son épouse, qui s’étaient rendus en Bosnie pour assister aux manœuvres, y avaient été victimes d’un assassinat politique.
Une foule toujours plus nombreuse s’amassait devant ce placard. On se communiquait de proche en proche la nouvelle inattendue. Mais, pour faire honneur à la vérité, on ne pouvait lire sur les visages aucune consternation ni aucune amertume. Car l’héritier du trône n’était nullement aimé. […] François-Ferdinand manquait de ce qui est, en Autriche, d’une importance immense pour se faire une véritable popularité : l’amabilité personnelle, le charme humain et les manières sociables. Je l’avais souvent observé au théâtre. Il restait assis dans sa loge, puissant et large, les yeux froids et fixes, sans jeter sur le public un seul regard aimable ni encourager les artistes par de chaleureux applaudissements. On ne le voyait jamais sourire, aucune photographie ne le montrait dans une attitude détendue. Il n’avait aucun sens de la musique, aucun sens de l’humour, et sa femme avait la même mine revêche. Un air glacial environnait ces deux personnes ; on savait qu’ils n’avaient pas d’amis. […] Mon pressentiment presque mystique que quelque malheur viendrait un jour de cet homme à la nuque de bouledogue, aux yeux froids, ne m’était donc nullement personnel, il était au contraire largement répandu dans toute la nation; la nouvelle de son assassinat n’éveilla donc aucune sympathie profonde. Deux heures après, on ne pouvait plus observer aucun signe de deuil véritable. Les gens bavardaient et riaient, tard le soir la musique se remit à jouer dans les cafés. Ce jour-là, il y eut beaucoup de gens en Autriche qui respirèrent en secret, soulagés que cet héritier du vieil empereur eût été éliminé au profit du jeune archiduc Charles, infiniment plus aimé.
Le lendemain, les journaux consacrèrent naturellement aux victimes des articles nécrologiques circonstanciés et exprimèrent comme il convenait leur indignation devant cet attentat. Mais rien n’indiquait que cet événement dût être exploité en vue d’une action politique contre la Serbie. Pour la maison impériale, cette mort causa d’abord des soucis d’un tout autre ordre, relatifs au cérémonial de l’enterrement. En sa qualité d’héritier du trône et surtout par le fait qu’il était mort au service de la monarchie, le prince aurait naturellement dû trouver place dans la crypte des Capucins, sépulture historique des Habsbourg. Mais François-Ferdinand, après une lutte acharnée contre la famille impériale, avait épousé une comtesse Chotek, de la plus haute noblesse à la vérité, mais qui, en vertu de la loi mystérieuse et plusieurs fois séculaire de la maison des Habsbourg, n’était pas son égale par la naissance. […] Les maîtres des cérémonies inventèrent cette fiction que ç’avait été le propre vœu du défunt d’être enseveli à Artstetten, une petite ville de province, et sous ce pieux prétexte on put éluder doucement l’exposition du corps, le cortège funèbre et toutes les querelles de préséance qui s’y attachaient. Les cercueils des deux victimes furent transportés sans bruit et inhumés. Vienne, qu’on avait ainsi privée d’une grande occasion de satisfaire son éternel goût des spectacles, commençait déjà à oublier ce tragique événement. […] Quelques semaines encore, et le nom et la figure de François-Ferdinand seraient pour toujours effacés de l’histoire.
Mais voici qu’au bout d’une semaine environ commença soudain dans les journaux tout un jeu d’escarmouches, dont le crescendo était trop bien synchronisé pour qu’il pût être tout à fait accidentel. On accusait le gouvernement serbe d’intelligence avec les assassins, et l’on insinuait à demi-mot que l’Autriche ne pouvait laisser impuni ce meurtre de l’héritier du trône — qu’on disait bien-aimé. […] En quoi nous regardaient ces perpétuelles chamailleries avec la Serbie qui, nous le savions bien, n’étaient nées que de certains traités de commerce relatifs à l’exportation des porcs serbes? J’avais bouclé mes malles en vue de mon voyage en Belgique, où j’irais retrouver Verhaeren; mon travail était en bonne voie; qu’est-ce que cet archiduc mort dans son sarcophage, avait à faire avec ma vie ? L’été était beau comme jamais et promettait de devenir encore plus beau ; tous, nous admirions le monde sans la moindre inquiétude. Je me souviens encore que je m’étais promené dans les vignes de Baden avec un ami, la veille de mon départ, et qu’un vieux vigneron nous avait dit : « Un été comme celui-ci, nous n’en avons pas eu depuis longtemps. Et si cela dure, nous aurons un vin comme jamais. Les gens se souviendront de cet été. » Mais il ne savait pas, ce vieillard en habit d’encaveur, à quel point ce qu’il disait était terriblement vrai.
Stefan ZWEIG, Le Monde d’hier, 1941.