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SEPT
2020
Hommage à Antoine JARRIER, photographe et directeur du Patrimoine de Louis Vuitton
Hommage à Antoine JARRIER, photographe et directeur du Patrimoine de Louis Vuitton
Discours de M. Marc-Antoine JAMET, Secrétaire Général de LVMH
Église de Boulogne-Billancourt – Samedi 26 août 2020 à 19 heures.
Chers amis,
Ma première pensée ira vers Bing, l’épouse d’Antoine, et Étienne, son fils, pour les remercier de m’avoir invité et associé à cet hommage où, pour évoquer son mari, pour rappeler son père, il ne sera question que d’aventures, de défis, de bonté et de courage. C’est un honneur et une faveur. C’est un privilège.
Mon inquiétude est grande de dévoiler sans éveiller la passion, sans assez d’inspiration, ce que mes collègues de Louis Vuitton, Marie-Ange Moulonguet et Thierry de Longevialle, animés par le souffle de l’amitié et du travail partagé, diront parfaitement dans quelques instants. Cela serait ici mal venu de la part de celui qui, en en étant le Secrétaire Général, représente le Groupe LVMH. Cela ne correspondrait pas, surtout, à l’émotion que mon coeur ressent en ce moment, mélange de reconnaissance et de recueillement, sentiment que celui que nous fêtons aurait voulu – nous le savons – léger et joyeux.
Alors permettez-moi quelques mots – simplement – pour que chacun se souvienne (ou apprenne) que Antoine Jarrier, dans l’univers de notre entreprise, appartenait indiscutablement à une triple élite.
Il en relevait d’abord par la nationalité, car il était un éminent ressortissant de la principauté du Pont-Neuf, un citoyen de la Belle Jardinière, entité par tradition quasi indépendante au sein de l’empire LVMH. Chez Louis Vuitton, puisqu’il s’agit de ce pays bien connu, il ne faut pas le cacher, quand « on n’en est pas », on ne peut y entrer qu’avec un visa difficile à obtenir et généralement de très courte durée. Pire que la Suisse ou Monaco. Antoine, pendant près de 35 ans, en possédera pourtant un des très rares passeports permanents. La raison n’en est pas très compliquée à expliquer. Il fut un pilier essentiel d’une marque certes universellement connue, puissamment rentable, perpétuellement innovante, mais surtout impitoyablement sélective quand il s’agit d’attirer le talent, la subtilité, l’intelligence. Voici trois ingrédients dont il n’était pas dépourvu. C’est ainsi armé qu’il participa à la renommée du célèbre malletier. Il en construisit une partie de la gloire et du succès. Il en sculpta l’imaginaire. À sa place. En son temps. Avec d’autres. On n’en disconviendra pas… Mais au premier rang. De manière décisive. Si l’on voulait plagier les discours officiels, on pourrait dire sans mentir que Antoine Jarrier, qui la fit intensément briller au firmament du Luxe, a bien mérité de la patrie des malles, du monogramme et du damier.
Il vivait au sommet du royaume des artisans, sur l’Olympe des maroquiniers, parce qu’il faisait partie de la tribu des Carcelle’s Boys and Girls, de cette petite phalange de femmes et d’homme dévoués corps et âmes à un patron hors normes. Yves Carcelle, exigeant, bouillonnant, inventant, mais aussi chaleureux, audacieux, attirant, avait reconnu ce photographe embauché au temps des Racamier. Il n’était pas évident d’ordinaire de satisfaire à ses critères. Il fallait savoir faire face quotidiennement à ses demandes, aux intuitions de cet hyperactif, suivre son rythme indifférent aux phases du jour et de la nuit, aux fuseaux horaires des continents. Il ne pouvait pour cela que s’entourer des meilleurs. Antoine avait cette résistance et cette capacité d’adaptation qui ne sont pas données à tous. En dépit de la modestie et la gentillesse naturelles dont – peut-on le lui reprocher ? – il ne parvenait à se départir, ses qualités professionnelles, au fil des années, devinrent de plus en évidentes. Rapidement, entre le photographe et le chef d’entreprise, la collaboration se transforma pour devenir échange d’idées, partenariat de projets, mutualité de respects. Il avait progressé. Il prit du grade et du galon. À la satisfaction de tous, ce qui est assez rare pour être souligné.
Enfin, dans l’esprit de M. Bernard Arnault, qui fixa la stratégie et les valeurs de notre société pour en faire, sur tous les continents, un leader, un modèle, le monde semble devoir être parfois, dans nos 75 maisons, découpé en deux. La séparation, si elle n’est pas dénouée d’humour, n’étant pas sans lien avec la vérité, je vais m’efforcer de vous la décrire. D’une part l’armée des comptables, des juristes, des administratifs qui doivent dans une humilité silencieuse faire tourner la logistique des maisons et leur back office. C’est une majorité grisâtre à laquelle, pour vous donner un exemple éclairant, j’appartiens. D’autre part, la chevalerie de ceux qui ont un œil, une vision, un propos associant l’art, la tradition, le patrimoine, nourris de la mémoire des siècles et des exemples laissés par les génies du passé, alliés au sens de l’innovation, du déroutant et du changeant, de l’inattendu et du surprenant, de l’éternel et du contemporain. Bref, ceux qui détiennent le pouvoir foudroyant de créer. C’est de leur crane que, telle Athéna naissant de celui de Zeus, sortent les produits merveilleux que s’arrachent nos clients. Antoine Jarrier avait su puiser aux deux sources, celle du passé qui inspire, celle de l’avenir qui intrigue, pour intégrer cette aristocratie étroite. Le Président du Groupe LVMH avait pour lui estime et confiance.
De manière plus proche et plus concrète, de façon plus personnelle aussi, je voudrais que vous vous souveniez de la voix d’Antoine Jarrier, cette voix légèrement voilée qu’on retenait, qu’on reconnaissait, qu’on entend encore et qui faisait son charme, de son regard où n’avaient disparu, malgré les années passées, derrière d’épaisses lunettes, ni la curiosité, ni l’innocence, encore moins la malice, de sa silhouette qui ne se résumait pas à l’élégance passe-partout, costume noir cintré, chemise blanche et cravate sombre, caractéristique de la gente masculine oeuvrant dans la mode, mais qui savait lui préférer, quand il le pouvait, le vêtement technique du sauveteur, la tenue sportive du globe-trotter, l’épaisseur confortable d’un tweed de campagne ou l’écran d’un trench pour affronter la météo. Pas d’uniforme ! Il avait une véritable personnalité. En témoignent, à leur manière, son rôle fondateur auprès de la croix rouge des Hauts-de-Seine pour laquelle il fonda un département d’intervention en cas de catastrophe naturelle, son goût pour le parachutisme et la spéléologie, du Grand Erg du Sahara au Jura, son implication pour promouvoir les Petites Mains Symphoniques dont Étienne avec virtuosité dirige ce soir l’orchestre. C’est lui qui me présenta Éric du Faÿ, chef et pygmalion de cette formation que nous fîmes aussitôt entrer au Jardin d’Acclimatation au plus grand plaisir des visiteurs qu’ils soient mélomanes ou qu’ils ne le soient pas. Pour les avoir beaucoup écoutés, je sais que leur musique peut parfois monter jusqu’aux cieux. Celui que nous célébrons la percevra.
Avec Antoine, nous avons plusieurs fois travaillé ensemble. Pour la Fondation Louis Vuitton dont je fus le premier fondé de pouvoirs et dont il tint la chronique illustrée de la construction, de l’origine en 2006 à l’ouverture en 2014, grâce au petit boitier qui ne quittait pas sa main. Pour des expositions en Asie et on se souvient encore du pavillon de sel que Louis Vuitton, précurseur en matière de développement durable, bâtit à l’exposition internationale de Aïchi, au Japon, ou des dentelles de bois dont il orna le premier mall chinois, le Plazza 66, à Shanghai pour une superbe présentation inaugurée, enchanté et ravi, par le président du Groupe LVMH. Il y eût les grands événements : « Trophées de Légende » qui marqua son temps, « Icones » manifestation installée au sommet du magasin Vuitton des Champs-Élysées, « Voyages Capitales » et son originalité, la rétrospective Marc Jacobs, Louis Vuitton à Carnavalet. Beaucoup d’autres encore.
Mais c’est pour l’exposition universelle de Shanghai de 2010 que nous sûmes former un commando. Dans le pavillon français que le Groupe avait subventionné et que le président Hu Jin Tao allait inaugurer, il fallait que, par un feu d’artifices éclatant, sur la fin du parcours, Louis Vuitton fasse oublier les autres exposants, Véolia, Sanofi et PSA, pour ne plus marquer les esprits que par sa prodigieuse inventivité. A la volonté de M. Arnault, comme toujours attentif et impliqué, s’étaient ajoutés l’impatience du Président Nicolas Sarkozy qui devait accompagner son homologue chinois et le désordre instillé par Alain Delon, parrain du Pavillon, situation aggravée par les effets émollients que produisait sur nos équipes le sourire de Sophie Marceau qui en était la marraine. Nous n’avions pas de temps et peut être pas autant d’argent que nous l’aurions souhaité. 200 pays étaient nos concurrents. Sacs, accessoires et vêtements étaient bloqués en douane. Notre stress était à son maximum. Au jour J, pourtant, grâce à Antoine Jarrier, apparût devant les chefs d’État français et chinois, par la magie des décors numériques créés par Benoît Munoz, un Paris de science-fiction revu par Jules Verne et magnifié par Louis Vuitton. Il ne fallait pas « se rater ». Antoine ne rata rien.
Il exerça enfin le plus beau des métiers : celui d’éditeur. Vuitton voulait ouvrir des espaces culturels et que peut-il y avoir de plus culturel qu’une librairie. Mais pour ouvrir une librairie, il faut des livres : chacun s’accordera sur ce point… Antoine en trouva, en façonna, en inventa. Il fixa une direction : le monde dans ce qu’il a de plus beau et les voyages, ceux où on visite et ceux où on aime, ceux où on découvre et ceux où on retrouve. Il y eût des guides, des recueils de dessins, des albums de photos. Une collection s’organisa avec une exigence et une identité : l’excellence. Il y excellait.
Pour conclure, deux instants que j’avais jusqu’alors gardés pour moi si vous me le permettez.
J’avais demandé à Antoine s’il avait des tuyaux ou du piston, appelons les choses par leur nom, auprès de l’IGN, l’Institut Géographique National, car, maire de la plus jeune commune de France, une Ville nouvelle en Normandie, à 100 km de Paris, je ne parvenais pas à en trouver la moindre photo aérienne. Un mois après, il ouvre soudain la porte de mon bureau pour me remettre, l’air ironique et moqueur, une vue géante de ma Ville vue du ciel et magnifiquement encadrée. Le résultat était exceptionnel et cela aurait dû me mettre la puce à l’oreille. Je me confonds en remerciements, lui dis qu’il est étonnant qu’il ait dû livrer lui-même l’objet et que cela montre bien la faillite du service public, avant de lui demander, par curiosité, quel levier il avait su actionner pour faire bouger la dite IGN, la sortir de son endormissement et obtenir ce cliché. Il me répondit uniquement d’un sourire le doigt sur ses lèvres : « chut… ! ». J’appris comment il s’y était pris peu après. En fait Antoine Jarrier avait contacté, dans mon dos, le club d’ULM municipal (il en avait présidé la fédération) était monté, lui le pilote d’avion aguerri, à plusieurs centaines de mètres d’altitude derrière un inconnu, avait pris à l’instar d’un satellite de la Nasa la plus précise des photos, en avait tiré une épreuve à la taille d’un panneau publicitaire d’autoroute et l’avait fait lui-même encadrer avec un goût absolu. Je passe plusieurs fois par semaine devant ce cadeau photo-aérien. Je pense à son auteur. A chaque fois…
Second moment que je garde en mémoire, une ministre de l’économie devenue patronne du FMI, puis de la banque centrale européenne, m’attribua un jour, par inconscience ou par inadvertance, une médaille imméritée. Je voulais, par vanité et pour mes archives, un souvenir de la soirée de remise et demandais à Antoine en totale confiance de bien vouloir s’en charger. C’était bien au-dessous de sa condition. Il accepta néanmoins avec générosité de retrouver son premier métier de reporter, lui le magicien des shootings, le maestro des studios virtuels. J’imaginais déjà un gros plan sur moi rosissant de plaisir en récipiendaire embrassé sur les deux oreilles par la remettante. Antoine, en fait, m’apporta dans un rouleau une épreuve tirée sur un papier parchemin. Une fois encore un grand format. On m’y voit très vaguement et dans un lointain extrême recevoir un petit machin rouge d’une géante un peu floue qui doit être Christine Lagarde, mais 90% de la photo est occupée, au premier plan, par deux petites filles qui, à l’autre extrémité de la pièce, au même moment et au plus près du spectateur, jouent à chat. Ce sont mes enfants. On ne peut imaginer image plus décalée, mais en même temps plus juste et plus personnelle de cette cérémonie. Cette photo est tellement plus intime, nuancée et parlante que tout ce que j’avais pu rêver. Elle est chez moi. Très visible. Très présente. Elle ne m’a pas quitté. Elle est signée Antoine Jarrier : un homme unique, un être sensible et un artiste intelligent. Je ne l’oublie pas.
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