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25 OCT 2019

POUR RÉTABLIR LA VÉRITÉ ! (IL ÉTAIT TEMPS…) – Ma contribution aux Mélanges en l’honneur de Bernard Stirn

POUR RÉTABLIR LA VÉRITÉ ! (IL ÉTAIT TEMPS…)

par Marc-Antoine Jamet, Maire de Val-de-Reuil1

La renommée est facétieuse et bien des réputations sont incertaines. Un exemple suffira à l’établir. Prenons la vaste escroquerie, à tout le moins intellectuelle, autour de laquelle s’est construit ce que certains — ses affidés, ses obligés — osent encore appeler le « parcours professionnel » du Sieur Stirn. Appelons un chat un chat et n’ayons pas peur de ces porte- flingue. Alors qu’une nouvelle étape se lève sur cette pseudo carrière, disons ce qu’elle fut véritablement. Levons le voile et affirmons que Bernard est nu ! Derrière une respectabilité de façade, son seul véritable talent tient en la longue suite de voies de fait, de tentatives d’intimidation, de chantages éhontés, d’extorsions de décisions à laquelle il se livra, souvent en bande organisée, autrement appelée « section » ou « assemblée », sans jamais être inquiété. Pendant des décennies, secrètement, il empêcha, de braves gens, des gouvernements pressés, des fonctionnaires zélés, de vénérables associations et des collectivités blanchies sous le harnois, d’aller de l’avant et de gagner du temps. Qu’importe, après tout, ces petites inégalités, ces brèves illégalités, pas si graves en somme, qui donnent du sel à la vie politique et font progresser en efficacité l’action publique. Caligula et Néron, empereurs adulés, ont-ils eu besoin d’un Bernard Stirn pour accomplir de grandes choses ? Non, ils n’en avaient pas et les Romains ne s’en portèrent que mieux. Idem pour Attila. Itou pour Gengis Khan ? Pourquoi faudrait-il s’en prendre à un décret un tant soit peu mal fagoté ou à un arrêté légèrement de guingois qui, au maximum maximorum, ne viendra léser qu’une poignée de citoyens, voire quelques étrangers qui ne nous sont rien, ne parlent pas notre langue et que nous ne connaissons pas? Pourquoi respecter des textes dont les auteurs, reconnaissons-le sereinement, sont morts pour la plupart d’entre eux, parfois il y a fort longtemps, et n’en peuvent mais? À l’heure des réseaux sociaux, bénits soient-ils pour tout ce qu’ils nous ont apporté de beau, de bien, de bon, faut-il encore s’embarrasser du formalisme désuet, de ces procédures sans fin, dont Bernard Stirn, acharné à nuire à notre pays, s’est fait une spécialité prétendant nous priver des progrès en matière de simplification administrative dont leurs leaders ont, récemment, fait bénéficier les latinos aux États-Unis, les opposants à la Sainte Russie, les dissidents de l’Empire du Milieu, le demi-frère et le vieil oncle du charmant garçon qui veille aux destinées de la sympathique Corée du Nord. Ajoutons qu’il n’a jamais été scientifique- ment établi que saint Bernard ait eu à souffrir personnellement des erreurs qu’il disait dénoncer et que cet altruisme à lui seul, maladie appelée sens de l’État ou goût du service public, peut être considéré comme suspect. Il s’agissait, en fait, pour lui, systématiquement, de se faire mousser pour obtenir le monopole de l’enseignement du droit public Rive Gauche en séduisant les étudiants par ses rodomontades inutiles, pour ne pas dire nuisibles à une démocratie moderne.

Il était temps que la province, la vraie, l’authentique, en l’occurrence la Normandie, celle qui monte chaque samedi à Paris pour en animer les rues de truculents monômes jaune vif, fasse tomber les écailles des yeux de la capitale. Bien sûr, nous aussi, dans les premiers temps, nous nous sommes fait avoir par son petit air innocent. On disait de Bernard Stirn qu’il était honorablement connu dans les milieux les plus autorisés. Il aurait — chuchotait-on —, son rond de serviette aux tables à la mode, son fauteuil dans les clubs chics, dont les membres sont triés sur le volet, sa place réservée au haut des colonnes des journaux dont les avis sont attendus. Bref, il avait pignon sur rue. Tout chez lui paraissait n’être que crédibilité et légitimité. Il n’en était rien. Bonne renommée ne tient pas à ceinture dorée. Qu’importe le prix que j’aurais à en payer, les permis de construire de ma résidence secondaire annulés, les concessions funéraires des aïeux refusées, les référés-liberté contre mes voisins de palier déboutés, les études de droit de mes enfants compromises, mon chien mis en fourrière, les amendes fiscales inventées et la

menace d’expulsion du territoire français vers Baghouz agitée ! La vérité doit éclater. Maintenant.

Depuis l’obtention de son bac, en 1969, un an après les événements dramatiques que vous savez et qui firent tant de mal à la France en général et au Général en particulier, il n’est pas difficile de démonter les mécanismes qui présidèrent à l’irrésistible ascension de l’étudiant en droit timide qu’était, à cette époque, Bernardo, alors fidèle serviteur de Zorro. La méthode fut des plus classiques. Elle demanda à l’intéressé à peine plus d’efforts que ceux requis pour plumer au bonneteau un touriste japonais un samedi matin à la sortie du métro Clignancourt. Ce fut un complot, un complot vous dis-je. Sous couvert de collégialité, un petit groupe de personnes, les « bernardins », possédant toutes les marques extérieures du pouvoir, rosette au revers, légère calvitie dégageant le crâne, pompe incon- testablement universitaire, petit bedon républicain, carrières ministérielles en sautoir, avaient pris l’habitude, depuis 1799, de se réunir sous les plafonds dorés d’une antique juridiction administrative. À la préfecture de Police, on craignait cette bande du Palais-Royal qui semait la terreur dans toute l’administration. Tout juste si d’autres délinquants du même acabit, ceux de la rue Cambon, ceux de la rue de Bercy, osaient leur tenir la dragée haute. Ce petit aréopage clandestin, cette camarilla d’ambitieux, décréta un jour que notre jeune homme serait juriste et même, à les entendre, le meilleur d’entre tous. Infiltrés de longue date jusqu’au sommet de l’État, tous maigres comme des loups affamés, le cheveu court et la veste de tweed fatiguée, un peu écrivains, un peu libertins, ne laissant à personne le premier rang de la terrasse du Nemours ou du Flore, dès les premiers beaux jours, qui pouvait imaginer leur résister. Ils rassemblèrent leurs forces occultes pour parvenir à leurs fins. Exégète de l’intérêt général, arbitre souverain de l’erreur manifeste d’appréciation, serviteur du droit, Bernard Stirn allait, pour nourrir leur cause, devenir pour le contentieux ce que Tom Cruise est à la scientologie, bref un drapeau, une vitrine, pour tout dire un symbole. Une manière de prendre le pouvoir..

Il fallait auparavant construire l’icône, faire ce qu’on appelle dans la politique ou durant la fashion week du « story telling ». Le scénario se mit en place. Mesuré, réservé, posé, pondéré, à son sujet des épithètes diverses, mais concordantes, furent habilement distillées dans la grande presse par le Centre de documentation de la juridiction fameuse (iurisdictio clarissimi) où il était entré comme auditeur en 1979. C’était une sorte de congrégation pour la propagation de la foi, dont Long, Weil et Braibant seraient les apôtres et, en même temps, ce qui n’est pas idiot, les prophètes. On n’est jamais aussi bien servi que par soi-même. Bernard Stirn fut lancé sur le marché (non public) du droit administratif comme Kate Moss ou Claudia Schiffer, ses contemporaines, sur celui de la mini-jupe. On mobi- lisa magazines people et tabloïds : France Dimanche, l’AJDA, Gala, la Revue française de droit public, Paris-Match et naturellement le très populaire European Journal for Legal Studies, toujours couru pour son horoscope et ses pronostics du tiercé, en vente dans tous les kiosques et les bonnes librairies, ainsi que sur abonnement avec envoi sous enveloppe anonymisée (copie de la carte d’identité demandée ou autorisation des parents pour les mineurs). Des campagnes de plusieurs millions d’une monnaie aujourd’hui disparue et autrefois appelée franc, furent secrètement mobilisées pour asseoir sa notoriété. « Stirn, il n’y en a pas deux », « Un Stirn, sinon rien », « Stirn, c’est écrit dessus », « On a toujours besoin d’un plus Stirn que soi », cent slogans s’épanouirent, cent publicités rivalisèrent. Stirn gravissant la roche de Solutré. Stirn allant à la messe à l’église de Brégançon. Stirn jouant de l’accordéon. Le contribuable n’en sut rien. Un célèbre publici- taire, un nommé Jacques S***, intervint sans attendre que Bernard Stirn eût cinquante ans et bien qu’il ne portât pas de Rolex, pour compléter ce profil artificiellement et minutieusement conçu. On convoqua des groupes « Quali » qui compilèrent la tribu de mots sans signification — requêtes, avis, conclusions — qui, de préférence, allaient devenir les siens. Il les apprit laborieusement. On finit par les lui écrire sur une liste qu’on fourra sous son oreiller en pilou. On les imposa également à ses collègues, pour la plupart d’entre eux moins austères, et qui leur auraient volontiers substitué des substantifs plus aimables comme choucroute, sieste, télévision, blonde et beaujolais. Ils se plièrent à l’exercice et multiplièrent, à leur tour, les Stirn extérieurs de richesse. Pour convaincre les masses qu’elles étaient bien confrontées à un génie du droit, on lui fit faire du « morphing » n’hésitant pas à le confier à Christine Cordula. Sa coupe de cheveux, sa silhouette, son sourire, son regard vous paraissent naturels ? Ils furent déterminés par ordinateur. La preuve ? Ni l’un ni l’autre n’allaient changer en quatre décennies. On fit à l’oreille radicale de Roger-Gérard Schwarzenberg une offre que celui-ci ne put refuser et il assura que le jeune maître des requêtes avait été son directeur de cabinet, alors que ce dernier passait son temps à voir des westerns au cinéma, notamment son préféré « Le VP sifflera trois fois » et à lire Strange Vedel ou Marvel Carbonnier, ses bandes dessinées préférées. A star was born…

La légende pouvait s’emballer. Certains se mirent à prétendre qu’il avait obtenu un diplôme rue Saint-Guillaume, jurant sur l’annuaire du Conseil constitutionnel qu’il en aurait été lauréat. D’autres, sur le même mode, certifièrent sur la tête d’un commissaire du gouvernement, qui plus est de la section de l’intérieur, qu’il avait été, au milieu des années soixante-dix, élève de l’École nationale d’administration à une époque (on rit de cette grossière manipulation…) où, contrairement aux saucisses, elle n’aurait pas élu domicile à Strasbourg, en attendant de la supprimer par démagogie. Sous le manteau, des photos circulèrent le montrant déambulant, flegma- tique, entre Valois, Buren et Montpensier, sans qu’on sache s’il ne s’agis- sait pas de montages dignes de la défunte Union soviétique. Son allure était discrète, mais impeccable. Il était vêtu d’un complet veston, quand ce n’était pas d’un costume trois-pièces, d’un joli gris convenable, égayé d’une chemise à la fine rayure britannique et d’une cravate parfois en tricot, touches manifestement dues au travail d’un tailleur de Hong-Kong. Par souci de cohérence, Photoshop permit aux conjurés de doter ses portraits des lunettes indispensables à un savant sachant, lui faisant arborer tour à tour montures métalliques, pour renvoyer les éclairs des flashs d’une soirée de gala à l’Opéra, ou d’écaille pour faire face à l’ordinaire de la journée d’un fonctionnaire courageux. Ne souffrant d’aucune myopie, Bernard Stirn obtint dans un premier temps qu’on enlevât les verres de ses bésicles arti- ficielles, mais on les lui remit, car, dévoilant la supercherie, il passait pour s’amuser ses doigts au travers des montures vides. La planète fut submergée de ces images devenues mondialement célèbres. Bernard Stirn à la lutte contre M. M’Bala M’Bala avec une mâchoire d’âne. Bernard Stirn chassant l’assemblée du contentieux du Temple, Bernard Stirn séparant le règlement de la Loi devant les douze tribus de l’ordre administratif.

Mais la propagande ne suffisait pas. Il fallait qu’à chaque instant, tel le regretté Saddam Hussein ou le défunt Kadhafi, Bernard Stirn soit par- tout. Bernard Stirn is watching you. Avec la complicité du FSB, de la CIA et du Siècle, après avoir proposé le rôle à Jacques Tati, pour promener sa silhouette affairée place Colette et dans les allées du Palais-Royal, tout en lui permettant d’être au même instant rue Saint-Guillaume et, à Bastille, au conseil d’administration de l’Opéra, des sosies furent recrutés, les uns dans les pampas de Patagonie parmi les gauchos argentins, les autres dans une communauté d’anciens vikings au flanc d’un volcan islandais. On leur fit rencontrer chefs d’État et de Gouvernement qui n’y virent que du feu. D’Édith Cresson à Emmanuel Macron, ils s’émerveillèrent qu’il les serve avec cette belle neutralité qu’on croyait être la marque d’un grand commis de l’État, mais qui n’était due qu’à l’absence de convictions des différents mannequins engagés. Grâce à des microphones sophistiqués connectés à de puissantes bases de données, ses clones purent donner sous les voûtes de Sciences Po, à l’université d’Addis-Abeba, à la Harvard Business School des cours qui paraissaient aux étudiants plus pertinents que ceux de beau- coup dont on taira ici les noms car ils y sévissent toujours… Pour parfaire la supercherie, les conjurés produisirent, sous son timbre, tout un appareil scientifique : livres, articles, entretiens et commentaires. On se rappellera la somme publiée chez Thémis et consacrée à l’autorisation du port de la coiffe bigoudène sur le lieu de travail et dans les lieux d’enseignement. On citera pour mémoire cet ouvrage collectif prétendument rédigé sous sa direction, aux PUF, et qui glosait sur l’interdiction faite aux commerces de centre-ville d’ouvrir en dehors du dimanche. Qui ne se souvient, surtout, de la fameuse interview, à la une d’un grand quotidien désormais tchèque du soir, en 1992, où le récemment nommé conseiller d’État soutenait que le droit canon prohibait strictement le mariage des prêtres, mais lais- sait au sacré collège une marge d’appréciation quant à celui du souverain pontife. Que d’avancées pour notre société! Un petit pas pour la section du rapport et des études, un grand bond pour Dalloz. Nul ne s’étonnait de l’universalité du savoir et de la curiosité de notre homme. Le complot avait de telles ramifications au cœur de l’État que le grand public, celui qui compte, celui du cœur des 6e et 7e arrondissements de la capitale, ne s’of- fusqua pas lorsque le Journal officiel annonça, que le Président Stirn avait été élevé à la dignité de Grand-Croix des Palmes jurisprudentielles (avec brillants et feuilles d’ellébore), peu après avoir été fait Officier des Arts et des Arrêts par promotion surnuméraire du garde des Sceaux et de l’exception française. Ses mérites étaient si nombreux et si grands. En attendant le Quai Conti…

Pourtant il faut aujourd’hui rétablir l’authenticité des faits, rien que des faits. Elle est double et fera mal à un fan-club plus fourni que celui du regretté Johnny Hallyday. Premièrement Bernard Stirn n’a jamais mis les pieds au Conseil d’État, car il passe le plus clair de son temps en Normandie. Oui, le vrai Bernard Stirn vit reclus, prospère et heureux sur les bords de l’Eure. Deuxièmement Bernard Stirn n’a jamais ouvert un code administratif et il est en fait notre plus grand joueur de golf. Oui, Bernard Stirn est le Tiger Woods hexagonal (si l’on veut bien oublier les quelques défauts récurrents du champion américain…). Je vois déjà les sceptiques, abusés par des années de mise en scène, sourires incrédules en dodelinant de la tête. Comment le sait-il ? Par quelle jalousie malsaine nous prive-t-il de notre Bernard national? Et bien c’est tout simple, Mesdames et Messieurs, je suis le maire de la commune, Val-de-Reuil, la plus jeune de France, où saint Bernard vient acheter, non pas un tonnelet de rhum ou de vin, mais son pain quotidien. Alors reprenons depuis le début…

Bernard Stirn est normand. C’est évident, diront les blasés, puisqu’il est né dans le Calvados, que son père y fut grand préfet et que sa famille y fit souche. Il faut reconnaître que, même en deçà de Saint-Clair-sur-Epte, nul n’ignore ces informations indispensables auxquelles la famille de Bernard donna une certaine publicité. On pourrait, pour parer au plus pressé, ajouter que Bernard est par hypothèse normand parce qu’il fait partie de cette élite restreinte, de cette avant-garde précieuse qui sait qu’on ne com- pose pas un plateau de fromages sans camembert, livarot et pont-l’évêque, agrémenté d’un beurre d’Isigny. C’est un signe d’authenticité validé par les moines de l’abbaye du Bec-Hellouin. On notera que Bernard porte sur les joues la marque d’or, le signe sacré de ceux qui ont été élevés au jus de pomme, avant de sombrer, descendus du drakkar, dans le cidre et l’hydromel, puis le calva et le poiré, version cauchoise des délices de Capoue : en effet ses pommettes s’ornent en leur centre, hiver comme été, de deux cercles roses de bonne santé, d’amabilité et de générosité. C’est l’empreinte génétique des cœurs imperméables qui, sous les pluies venues du Cotentin, au rythme des ondées du bord de la Manche, vivent dans une région où la saison sèche ne s’attarde qu’entre midi et quatorze heures le 15 août. Des linguistes particulièrement avisés ont été jusqu’à rechercher dans le « n’est- ce-pas » proverbial qui ponctue les propos de Bernard, une évolution abâtardie du « p’têt ben qu’oui, p’têt ben qu’non » qui sont la signature vocale des « gars d’à Rouen », des héritiers de Flaubert, Lecanuet et Maupassant et, plus largement, des enfants du Duché aux deux léopards qu’incarne avec style, classe et subtilité Hervé Morin. Non, la normanditude de Bernard Stirn ne se cache pas. Elle éclate. Elle crie. Elle hurle. Tout notre Bernard…

Plus calmement, elle s’observe à son amour réel des paysages de l’An- delle et de l’Iton, à son goût pour les falaises crayeuses de la Seine entre Château-Gaillard et le promontoire des deux amants, à sa familiarité avec nos prairies d’herbe grasse, nos rivières sinueuses, nos haies bocagères. Ber- nard Stirn préfère Flers et Falaise au Zambèze! C’est dans l’Eure qu’il se retrouve. C’est en Normandie qu’il se ressource.

Il habite donc chez nous, non loin des lacs et des champs. Certes sa géographie reste chorégraphique. Interviewé par le jamais décevant Paris Normandie sur ses proches et ses voisins, il cite spontanément comme une bonne camarade de coinchée, à quelques kilomètres de sa maison, la danseuse étoile Émilie Cozette qui fréquenterait selon lui Alizay, foyer encore actif du Parti communiste, quand elle déserte celui du Palais Gar- nier. Ce n’est pas snob. C’est chic. Bernard Stirn n’exige pourtant ni tutu, ni chaussons des vaches avec lesquelles il partage son plancher. Et Dieu sait qu’il le partage, puisqu’il est avec nous plus qu’avec vous. Il réside, en effet, sous nos latitudes crémeuses et le week-end et les vacances. Comme un sage banlieusard, il prend son train à Saint-Lazare entre un rappeur de Mantes-la-Jolie et un docker du Havre. Il va jusqu’à donner l’impression (est-ce seulement une impression?), lui devant qui toutes les portes s’ouvrent, que nulle part il ne se sent mieux que dans la basse vallée de la Seine, dans cet obscur 27, qui, après les fringantes Yvelines et le péage de Buchelay, là où il faut renoncer à tout parisianisme, précède le 76 naguère inférieur, aujourd’hui maritime. Toi qui entres ici, abandonne toute espérance…

Ce fut d’abord, pendant longtemps, presque vingt ans selon les observateurs, à Louviers, la cité drapière, celle de Pierre Mendès France et d’un fameux cantonnier, qu’on le trouva, dans une demeure appelée — cela ne s’invente pas — « la Gentilhommière ». Il y avait ses habitudes : jour- naux, café, marché du samedi. Puis il migra de quelques kilomètres vers le Vaudreuil, petit village à colombages, commune cossue, havre de notaires, d’avocats et de docteurs, patrie des Bovary, terroir de paysans et d’éleveurs, halte de batellerie et paradis des golfeurs. Dans cette vallée rouge ou royale par l’étymologie, où, sans tambour ni trompette il a posé son sac débordant de clubs, il s’est installé. Durablement. Il y a été adopté. Avec intelligence, il a soigné son intégration. Il a su au bon moment partager des verres et des repas. Mais il a agi prudemment, préférant enchanter ses convives d’un récit, d’une anecdote ou d’un bon mot que d’assommer son auditoire des dernières nouvelles du Recueil Lebon. Larvatus prodeo.

Nous autres, ploucs et bouseux de l’ouest lointain, nous en avons été ébahis, abasourdis, éblouis. Sa culture nous a bluffés. Elle est, il est vrai, à la hauteur de la rigueur de ses principes, de ses valeurs, de son attitude : grande et infaillible. Il est incollable sur Guillaume le Conquérant, la reine Mathilde et Richard Cœur de Lion dont il narre l’histoire avec une précision. Chacun combat avec ses armes. Il a favorisé son adoption par son érudition. Il a suscité l’amitié par son amabilité. Il a entretenu la bonne humeur par son bel humour. L’écouter, c’est le comprendre. L’entendre est aussi plaisant que de le lire. Chaque mot est pesé, calibré, formant une pro- sodie parfaite, une mélodie intelligente et cultivée, accessible et enrichis- sante pour un auditoire charmé. L’oncle Paul des belles histoires de Tintin, vous dis-je. En plus campagnard. Et moins coincé.

Il est délicat d’être indiscret avec un homme discret. Aussi n’ouvrira-t-on sa porte qu’en vertu de la certitude que les lecteurs de ses lignes n’ont pour lui que sympathie et bienveillance, respect et reconnaissance. Dans une maison belle et tranquille, dont vous n’obtiendrez pas l’adresse, il travaille tôt le matin, les fenêtres ouvertes de son bureau donnant, depuis un pre- mier étage, sur la nature et un beau jardin. Il y rédige les ouvrages les plus compliqués. Sans s’arrêter. Sans se lasser. Vers un droit public européen qui, pour ne pas prétendre au Goncourt ou au Renaudot, fut un best-seller, a été pensé et rédigé entre ces murs. Cette pièce, sa pièce dédiée à l’étude et à l’écriture, lui offre un cadre calme et propice à la réflexion. Chaque chose y est à sa place. Comme dans son cerveau. Studieux, il y a étudié des kyrielles de dossiers et esquissé des palanquées de jugements. Le justiciable, à notre humble avis, n’en a pas été lésé. Bien au contraire.

Un souvenir plus particulier ? Au pied de la butte du bois Bosselin, vers Saint-Amand-des-Hautes-Terres, se trouvait la résidence de Guy Braibant, dans la vallée de l’Oison. Ensemble, c’est là qu’ils ont travaillé, entre autres, à la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. Faisaient-ils chacun la moitié du chemin ou bien alternaient-ils les endroits où ils se rencontraient : tantôt dans le Roumois, tantôt dans les boucles de la Seine ? C’est un secret qu’ils ont gardé et qui ne peut plus se révéler. Un tel rythme, cette belle ardeur à l’ouvrage, ne va pas sans quelques contraintes pour son entourage. Les préoccupations juridiques de Bernard Stirn, à ma connaissance, ne connaissent ni jour férié, ni repos. En rêve-t-il la nuit? Est-il un somnambule jurisprudentiel? Quoi qu’il en soit, pour voir Stirn le Normand, il faut viser l’après-midi. Pour autant, quand sonne l’heure de se divertir, au sens propre, des principes fondamentaux qui régissent l’état de droit et la démocratie, il devient autre. Docteur Bernard et Mister Stirn ? Peut-être. Mais pour le meilleur. Il reçoit. Il bavarde. Il s’enquiert. Prenant beaucoup d’application, beaucoup d’attention, à traiter au mieux, par courtoisie, par éducation, par inclination, invités ou amis, à qui il offre un visage avenant débarrassé par ses soins des traces d’un travail colossal fait ou… à faire. La nuit y pourvoira. À cette masure, entre Seine et Eure que domine, comme il sied, le panache de fumée qui sort d’une cheminée où la flambée a été jetée pour combattre les effets humides d’un climat par trop tempéré et assez atlantique, l’Alma Mater devrait dire sa gratitude. Une plaque pourrait lui être gravée entre Panthéon et Assas : « À la Normandie qui produit tant de jours de pluie où Bernard Stirn s’enferma pour étudier, les facultés reconnaissantes. » Le Quartier latin rendrait ainsi un hommage mérité à la campagne euroise rarement citée comme une contrée du Parnasse ou une terre de pléiade.

Mais n’allez pas croire que cette thébaïde soit celle d’un anachorète enfermé derrière des piles de grimoires et de manuscrits, interdite à la gaité. Dans tout le canton de Val-de-Reuil, l’hospitalité de Stirn est célébrée. Sans franchir les frontières de l’hyperbole, plus fréquente à Marseille qu’entre Rouen et Caen, sa table est vénérée. Parce qu’elle est amicale. Parce qu’elle est amusante. Parce qu’elle est accueillante. On y vante, qui l’eût cru, les barbecues du maître de maison et on se souvient y avoir mangé moult côtes-de-bœuf et bu, avec modération on le promet à la maréchaussée, force côte-rôtie. On peut y gouter la tarte aux pommes qu’il va chercher, pour ses amis ou ceux à qui il souhaite faire découvrir la gastronomie du cru, chez un pâtissier de ses pratiques, la veille des agapes. Lucullus dîne chez Lucullus. Le valdérolien (de fraîche date) aime tant recevoir qu’il a fait aménager un vieux bâtiment attenant pour ses invités. Comment s’étonner, dès lors, qu’on le décrive invariablement comme un homme rare, une personnalité exceptionnelle, un esprit supérieurement intelligent, évidemment, mais aussi, et c’est moins courant, comme un ami fidèle, ouvert, tolérant et curieux, singulier par son empathie, sa simplicité et son goût du partage. Au dernier 14 juillet, alors que je recevais les représentants — venus en nombre — de Danthiady, ce village sénégalais jumelé avec Val-de-Reuil, Bernard passa son après-midi républicaine à deviser avec les uns et avec les autres de la situation de l’Afrique de l’Ouest. Comment s’étonner que parmi ses interlocuteurs d’un jour sortirait l’actuel ministre de la justice de Dakar, Malick Sall. Stirn est une patte de lapin. Il porte chance. Il y a peu, il recevait un jeune sculpteur de ma ville, Romain Reveillac. L’artiste est talentueux. Il est aussi timide. On visite avec appréhension les vivants monuments de la République. Bernard Stirn le mit à l’aise. Il le félicita, l’encouragea, s’intéressa à son style, s’enquit de ses com- mandes et de ce qu’il avait pour vivre, avant de mettre immédiatement à sa disposition un carnet d’adresses comme il s’en compte peu en France, mère des armes, des arts et des lettres. Le successeur de Phidias revint de sa visite enchanté en chantant. Généreux, enthousiaste, curieux, vous dit-on ! C’est ainsi que Stirn est vraiment.

Quant au golf, bien davantage que le principe de subsidiarité ou celui de précaution, c’est sa passion. Elle est dévorante. Elle est envahissante. À l’instant même où Bernard Stirn retire ses habits de conseiller d’État, il les remplace par un uniforme de golfeur eurois (non, non, il ne met pas de chaussures bicolores). Il arpente ainsi sans répit tous les parcours de Normandie à la recherche de celui qui suscitera chez lui la plus forte émotion dominicale.

Cette quête du Graal fut l’enjeu d’affrontements intérieurs, d’inter- rogations cruelles, de tourments secrets qu’aucun tribunal des conflits ne viendra jamais trancher. Une tempête sous un crane. On l’ignore, mais il put en souffrir. Intérieurement. Qu’on juge de l’atrocité du débat : fallait-il jouer sur le parcours écossais, rough, entre plans d’eau et bosquets du Vau- dreuil ou bien sur celui plus récent, plus épuré, plus technique de Léry- Poses qui s’étend sur les terres de Val-de-Reuil ? Fallait-il préférer le 18 trous de la vieille seigneurie et sa convivialité d’après jeu, son club-house, ses voiturettes électriques, ou celui de la Ville Nouvelle, sa modernité, ses lignes pures, ses vues à couper le souffle ? Pour le convaincre de se déterminer pour l’un ou l’autre, les deux maires firent devant lui la danse du ventre n’oubliant aucun des sept voiles qui donnent du piment à cet exercice de séduction. Peine perdue. La Ryder Cup en serait presque devenue une épreuve de sous-préfecture tant les enjeux de cet arbitrage dépassaient les classements individuels, les performances de champions, la classe des compétiteurs. La question n’était pas avec qui jouer ou comment jouer, mais OÙ jouer.

L’équipe de l’ENA, conviée par le local de l’étape, fut ainsi trimbalée, année après année, de l’un à l’autre des sites, sommée de sortir de l’alter- native, chacune des réactions de ses membres auscultée en espérant qu’un choix évident s’en extrairait. On organisa des scrutins par assis et debout, à main levée, par entrée et sortie comme à Westminster, à bulletin secret. Rien n’y fit. On ne parvint à trancher le nœud golfien. Sur l’un et l’autre terrain, Bernard eut beau multiplier les compétitions et les parties en matchplay, en 4-2-0 ou 4 balles. Rien n’en sortit. Aucun signe ne lui apparais- sait tel Moïse puni d’avoir douté en entraînant les Hébreux hors d’Égypte. Il faut dire que, après des négociations feutrées, dignes des plus belles confrontations entre éminents juristes, Bernard Stirn continuait de multi- plier sur le terrain les coups rendus avec élégance et à se distinguer par son fair-play ne parvenant à considérer ses partenaires comme des adversaires. Dans cette atmosphère, comment se décider? Ce n’est pas dans l’enceinte des Nations unies qu’on déclare la guerre. Indifféremment à Val-de-Reuil et au Vaudreuil, des pars, rarement des eagles, alternant avec des bogeys, des doubles et même plus, ne parvenaient à bouleverser son jeu juste et égal. Mais son cœur était déchiré.

Et pour cause : en matière golfique, tout est soumis, comme pour les institutions, à un ensemble de checks-and-balances. Un équilibre multi- dimensionnel neutralisait les avantages respectifs des deux terrains. À l’un le bunker du trois et le fairway du douze. À l’autre le départ du sept et le putting du dix-huit. Arpentant les deux parcours à la recherche de celui qui déclencherait enfin une préférence, un élément nouveau troublait à chaque fois son jugement. Il remarquait le tracé inédit de l’un, la diver- sité de la flore de l’autre, trouvant à chacun des attraits changeants. Com- ment mettre fin à ce dilemme sans devoir en passer par un choix cornélien, solution après tout normale à quelques kilomètres de la ville aux cent clo- chers où naquit le tragédien? Bernard Stirn, cas unique dans sa carrière, n’a pas tranché. On a écrit des milliers de romans là-dessus. Choisir, c’était renoncer.

Notre ami continue donc de promener ses fers et ses bois d’un golf à l’autre, heureux de ne pas s’être condamné à abandonner l’un pour pri- vilégier l’autre, prenant enfin le plaisir coupable de l’hésitation, de l’indé- cision, de l’irrésolution. Si on le torture, il finit même par avouer cette double vie et excipe de sa poche de tweed un abonnement dans chacun des deux clubs. Jouer est pour lui une forme d’ascèse, une école de la vie qui passe par le respect des règles, du terrain, des autres joueurs. Malgré son expérience, il continue de prendre des cours, car en golf il assure qu’on n’a jamais fini d’apprendre et de progresser. Comme en Droit ? Il n’arrive pas à cacher son plaisir lorsqu’il vient de réaliser une bonne performance après une jolie partie. Il n’arrive pas non plus à cacher sa déception dans le cas contraire sans pour autant tomber dans des lamentations inutiles et futiles. Ce n’est qu’un loisir, mais, mais, mais… Parfois le juriste et le gol- feur se rejoignent et certains se souviennent de ce stagiaire de 3e qui ne savait pas que le golf était une régie de recettes de Léry-Poses et qui, téta- nisé et abasourdi, bouche bée, bénéficia, pendant trente minutes au moins, sur cette forme de gestion publique, d’un cours particulier du niveau d’un bon doctorat.

La République doit beaucoup à Bernard Stirn et moi aussi. Je ne vous dirai pas à propos de quoi, mais c’était important et, des centaines d’ex- perts que je consultais, il fut le seul qui me donna une solution concrète et atteignable. Bernard l’intellectuel. Oui, mais Bernard le pratique! La gratitude que lui témoignent ses anciens étudiants, ses collaborateurs et ses collègues est un éloquent baromètre de ce qu’il a apporté au droit français. On n’imagine mal voir se tarir la source des remerciements qui montent vers cette bible vivante, ce passeur de savoir, ce juge intègre, cet homme qui porte sur le monde, ses grandeurs et ses horreurs un regard lucide et sincère. En Normandie, où l’on préfère les faiseux aux diseux, chacun apprécie l’humilité qui lui fait volontairement cacher ou oublier qu’il est à Paris une figure, une pointure et une stature. C’est pour cela que nous l’aimons. Chut, ne lui dites pas. Il croit que nous l’apprécions pour son habileté à golfer.

  1. Paradis du golf.

 

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